La douleur rémanente
Mars 2014

Les parties en conflit gardent la mémoire de la douleur ressentie lors de la dégradation de leur relation et craignent de faire face à "l'inimaginable discussion" à laquelle le médiateur les invite. Cette note explore le frein que cette douleur rémanente représente pour entrer dans une démarche de médiation.

Lors de la présentation de la médiation comme alternative à une relation d'adversité, nous nous heurtons, entre autres, au souvenir que les protagonistes gardent de la douleur qu'ils ont ressentie lors de leurs relations dégradées et qui les maintient dans la crainte " que ça ne recommence ". Ils sont prêts à tout entendre sauf à entrer dans une " inimaginable discussion avec leur interlocuteur " de peur de souffrir à nouveau. Par ailleurs, l'éloignement du temps ou par la mise en place d'écrans en la personne d'intermédiaires, ne supprime pas " une douleur rémanente " qui dure. Au-delà des présentations "préparées " dont nous disposons pour de telles circonstances, essayons d'explorer des pistes plus spécifiques autour de la peur de la douleur passée et de la " douleur rémanente " que les personnes en conflit ressentent encore bien après les relations dégradées par lesquelles elles sont passées. Cette souffrance qui dure, les empêchent d'accueillir la médiation.
Le traitement des conflits est mécanique. Le processus est imparable et fait descendre chaque protagoniste du sommet de ses PICs pour être libéré et disponible à une inimaginable discussion avec son contradicteur. Seulement voilà…
Je me souviens de mon fils très turbulent - il devait avoir sept ans-qui, au cours d'une gesticulation débordante d'énergie, s'était tordu méchamment et déboité le coude. C'était au moment d'un départ en vacances, évidemment. Nous sommes allés à l'hôpital Necker enfants malades où un médecin lui a tiré sur le bras d'un coup sec et nous a autorisé à partir en vacances : " dans ¼ d'heure il ne sentira plus rien ". Mais notre fils n'a pas voulu, pas pu, utiliser son bras qui est resté bloqué pendant… 4 ou 5 jours car la mémoire de la douleur était inscrite dans sa tête et bien que la cause de la douleur ait disparu, lui ressentait toujours une souffrance et devait avoir peur de se refaire mal.
Difficile de connaître la douleur de l'autre. Difficile d'autant plus qu'il ne faut surtout pas entrer dedans quand on fait un entretien altéro-centré - voilà qui est facile. Altéro-centré sur la rationalité de l'autre, sur son irrationalité à la rigueur surtout si c'est pour lui faire comprendre qu'elle est sans issue, altéro-centrée sur son affectif, peut-être, pour le désamorcer. Mais nous sommes formés pour cela n'est-ce pas ? Et, comme le médecin, nous savons adroitement redresser les bras tordus, sans état d'âme. Mais la mémoire des antagonistes se souvient de la douleur de leur relation dégradée et ils continuent d'en souffrir. Il n'est pas suffisant de les remettre dans la reconnaissance de leurs bonnes intentions, de les libérer des qualifications et interprétations de leurs paroles, de les assurer qu'ils n'auront plus de contrainte et de leur donner quitus de leur(s) maladresse(s) pour qu'ils cessent de souffrir.
Nous comprenons leur peur de perdre devant l'adversaire qui les empêcherait d'entrer dans une démarche de médiation. Nous analysons les chaines qui les retiennent dans une logique d'adversité cramponnés à leurs certitudes d'avoir raison et dans leur besoin qu'on leur rende justice. Nous " pensons à leur place avec eux " sous couvert de relation altéro-centrée. Mais nous ne rentrons pas dans l'appréciation de leur douleur rémanente. Personne ne peut entrer dans la mesure de la douleur rémanente de l'autre même quand on a tout fait pour en identifier les causes pour mieux les dominer.
Alors, comment faire ? Comment accélérer la prise de conscience par les parties des causes de leur douleur et que c'est finie (ou presque) ? Comment les aider à , non pas uniquement cesser d'avoir peur de perdre, mais de cesser d'avoir peur de souffrir dans la relation dégradée au point d'abandonner à des tiers, avocats et juges, le soin d'avoir à se confronter à l'autre, quelque soit la décision qui en résultera ? La raison ne suffira pas, l'évidence à laquelle nous, médiateurs professionnels, avons accès ne suffira pas.
Nous n'avons pas de remède miracle mais nous proposons ci-après, à tire exploratoire, quelques pistes de recherche :
" N'excluons pas la raison, même si la relation avec la douleur n'est pas rationnelle. On ne peut se passer de la puissance du bon sens qui va interpeler notre interlocuteur pétri de bonnes intentions.
" La reconnaissance préconisée des divers " PICs " subis par notre interlocuteur devrait aboutir à lui faire prendre conscience des causes des blessures par lesquels il est passé et donc à ne plus en être esclave. Il n'y a pas de raison que la même démarche ne soit pas efficace en ce qui concerne la douleur rémanente elle-même qui, une fois désignée et reconnue, devrait diminuer, voir disparaître. Mieux, on peut récupérer cette prise de conscience de cette douleur rémanente et de ses causes, pour mettre en évidence qu'elle ne va pas disparaître par un jugement prononcé par un autre et que l'apport spécifique de la médiation est bien de traiter d'avance le " service après vente " d'un jugement qui résoudra, peut-être, un conflit juridique mais ne traitera pas cette peur de la douleur passée, ne réduira pas la douleur rémanente qui persistera au-delà d'un jugement si elle n'est pas traitée comme telle. Et même, qu'une fois cette douleur traitée comme telle, il est peut-être possible d'envisager de ne plus avoir recours à un jugement…
" Il est possible qu'un peu de temps (quelques jours) soit nécessaire pour que la prise de conscience se fasse et que la douleur rémanente s'amenuise comme la douleur de mon enfant pour son bras.
" L'autorité du médiateur sur ce registre est aussi une carte à jouer. " Je m'engage à ce qu'il ne le fasse plus ", quand le médiateur dit des mots comme ceux-là, sa crédibilité personnelle est un critère d'apaisement qui ne s'apprend pas en cours, car elle relève du charisme personnel du médiateur professionnel.
" " Il n'y a plus de raison d'avoir peur, les insultes sont finies, je m'en porte garant, réfléchissez et revenez me voir ". Bon, mais cela ne suffit pas toujours pour que les parties prennent suffisamment conscience des causes de la douleur qu'ils ont ressentie. Le souvenir de la douleur reste prégnant, " tout sauf faire face à ce… que je ne veux plus voir ". Il est clair qu'un coup de main des autorités judiciaires, pour envoyer les protagonistes en médiation " obligatoire " est un atout, en effet, valorisé par le " manifeste pour la médiation obligatoire ".
" La connaissance de ce qu'est la médiation professionnelle est aussi un atout à prendre en compte. Même si la formation de médiateurs professionnels, si la publicité, les articles, les communications diverses, les symposiums ne sont pas des actions directes sur les choix des interlocuteurs dans un conflit " chaud ", tout cela crée un climat culturel et médiatique propice à faciliter l'appropriation du discours des médiateurs par les protagonistes d'un conflit.
" Il n'y a pas que les personnes en conflit à convaincre que la souffrance est finie. La concurrence à sa carte à jouer, même quand elle n'est pas là. " Je m'entends bien avec mon avocat, il m'a dit… ". Il a dit qu'il fallait " continuer à affronter " la partie adverse, qu'il fallait " attaquer ", qu'il fallait " faire un référé ", suivre la procédure - laissant ainsi entendre qu'il y avait ainsi un tunnel, certes, mais dont il y a toujours une sortie -, qu'il connait la médiation professionnelle dont il a d'ailleurs suivi un stage et qu'il n'est pas nécessaire d'avoir recours à ces gens alors que lui, est déjà qualifié pour rendre la même prestation… Ce ne sont pas que les parties prenantes dans un conflit qu'il faut convaincre, mais leurs supports juridiques qui ne vont pas " lâcher " aussi facilement leurs clients. Ces interlocuteurs font partie de la difficulté des protagonistes à abandonner la peur de leur douleur.
Faut-il donc que notre communication se fasse auprès des interlocuteurs directs d'un conflit ? Faut-il que les cibles à convaincre soient les prescripteurs, les juges ? Que le discours soit d'ambiance et doive arroser large le public qui propagera par le bas le recours systématique à la médiation et la révolution culturelle dont elle est porteuse ? Faut-il que la révolution culturelle se fasse par l'offre en formant des médiateurs professionnels qui vont envahir le marché ? Faut-il convaincre les avocats et les notaires ?
Voilà comment, à partir d'un début de pratique de la médiation professionnelle, nous analysons la prise en compte de la douleur ressentie par les protagonistes d'un conflit qui n'arrivent pas à envisager d'affronter à nouveau la douleur qu'ils ont ressentis dans le cadre de la dégradation de la qualité relationnelle avec leurs interlocuteurs avec lesquels ils sont en conflit. Voilà comment à partir d'une question simple on arrive à un élargissement vers une multitude de communications et de cibles à convaincre.